07 décembre 2004

flou

Des vaguelettes agitent souvent l'eau du lac. Les images nocturnes de Genève s'y brisent en morceaux. Les enseignes lumineuses des banques y ont des reflets indéchiffrables. C'est ainsi, je crois, que nous percevons le monde qui nous entoure : des points dont l'image impressionne plus ou moins notre rétine. On passe de l'un à l'autre comme une bouteille de matière plastique qui danse vers le pont de la Machine, entraînée vers le Rhône.
Ainsi avançons-nous, aveuglés par un point ou un autre, reflétant des idées ou des croyances qui jamais n'auront la netteté du nom d'une banque. Certains esprits absolus prétendent qu'il suffirait de lever le nez pour avoir une information claire et précise. Ce sont les mêmes qui ne douteront jamais de la véracité d'un livre saint et affirmeront que le monde a été créé en sept jours, qu'Allah a dicté le Coran ou que Staline avait toujours raison. Des esprits plus scientifiques chercheront à reconstituer une image possible à partir des reflets éclatés. Mon opinion est qu'il faut attendre que le vent tombe.
Bien sûr, je n'aurais jamais aucune certitude concernant l'original. Mais calmer cette agitation quasi permanente qui trouble l'esprit est en mon pouvoir. Lever la tête serait une vaine entreprise car mes outils limiteront toujours ma perception du monde. S'éveiller au monde qui nous entoure, comprendre notre perception, augmenter notre champ de conscience. Voilà qui me semble possible.
Au fond, il s'agit de penser et non de réfléchir. Réfléchir à la longue empêche de penser. Genève n'existe pas. Certes, je ne nie pas ce que nous nommons : pierre, acier, câbles, tôles, des humains, des chiens, des accordéons... Mais Genève est une vue de l'esprit. Surtout ses banques où l'on est passé de l'abstraction de la monnaie à la démonétisation puis aux options sur des options d'options...
Il y a très longtemps Morgane avait enfermé des chevaliers dans le Val sans retour près de Néant-sur-Yvel. (Néant est le nom du ciel en breton). Ils y vivaient leur vie joyeusement oubliant qu'ils étaient dans un simulacre. Un jour en les délivrant, Lancelot leur montra la lande déserte et stérile. Ainsi allons-nous notre vie de la maison au bureau, connaissant le monde à travers l'écran de la télévision ou de l'ordinateur, combattant durant des années pour de nobles causes telles la progression du chiffre d'affaires. Voici le genre de chevaliers que nous sommes et le genre de Val sans retour où Morgane nous enferma.
L'affaire ne date pas d'hier. Il fut un temps où les hommes pensaient que la lune avait quelques centimètres de diamètre. Mais où chaque nuit ils ressentaient la profondeur du vide intersidéral. Un temps où la vue de la corde du pendu leur provoquait une douleur dans la nuque. Un temps où l'on réglait les différents à coups de bâton et non d'avocats. Ce monde, nous l'avons perdu. Nous y avons gagné quelques soucis en moins et une extraordinaire aptitude à nier la réalité. Depuis des siècles chaque invention nous éloigne un peu plus de la réalité.
De temps en temps, la tôle froissée par un accident de la route déchire nos chairs ou le coup de batte d'un voyou nous réveille un peu. Mais cela concerne surtout les autres et de préférence la télévision. Pour la majorité d'entre nous, c'est un décor ; pour ceux qui décident de notre sort, c'est une dentelle de statistiques, quelque argument qu'on se lance à la figure dans les joutes oratoires, des idées, des mots. Ainsi les banques, seraient-elles suisses ne deviennent réelles que lors des hold-up.
(extrait de Paris Genève, inédit)

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